• - Maman, maman, t’as vu comme elle est belle ?
    Keiko paraît absorbée dans une contemplation sereine. Les yeux tout écarquillés, les coudes posés à même le sol, la petite fille sourit. Dehors, les rossignols chantent, les poneys traînaillent dans les verts pâturages, et son père est dans la cour. Le son répétitif du marteau sur l’enclume rythme la danse de la petite bonne-femme. Elle tourne, elle tourne, et ses vêtements colorés qui virevoltent reflètent le soleil. Il fait chaud aujourd’hui. Le papa de Keiko ne travaille pas dans son atelier, la grange est une vraie fournaise ! Sa maman s’active au dehors, elle revient de la rivière… Tous les habits sont propres maintenant, il faut juste qu’ils sèchent à l’air libre. Keiko s’occupe comme elle peut, elle attend l’heure.
    Aujourd’hui c’est un jour spécial, la fillette le sait, elle est toute contente depuis ce matin. Une vraie puce enfermée dans une boîte a dit sa mère. Elle ne tient pas en place. Déjà, en allant se laver au ruisseau, ses sautillements avaient troublé le silence tranquille de l’aube. Plus tard, en sortant de l’eau, frigorifiée, elle avait gesticulé comme un ver qui sort de terre. Sa mère avait eu bien du mal à peigner ses longs cheveux noirs. Toutes ces petites scènes touchantes étaient évidemment ponctuées de monologues enflammés de Keiko, explicitement imagés à grand renfort de moulinets de bras et de divers ronds de jambes. Sur tout le chemin du retour elle avait été intenable. Trébuchant à chaque pirouette elle était revenue à la maison encore plus sale qu’elle n’en était partie
    Une fois passé le shoji, ses sandales ôtées, la petite fille était allée dans la chambre. Se regardant de haut en bas dans un miroir, elle semblait guetter quelque chose. Ah ça, elle avait de l’allure avec son kimono tout neuf. L’étoffe beige était de piètre qualité mais la maman de Keiko avait brodé une belle fleur bleue dessus. Elle s’était regardée comme ça pendant de longues minutes. Elle faisait voler les pans de son kimono et observait maniaquement leurs subtils mouvements quand ils retombaient. Puis elle s’était retournée en riant et avait couru jusque dans le coin de la pièce. Elles s’était assise, avait ouvert la boîte et plongé ses yeux en ce magnifique spectacle. Comme elle est belle la Dame se disait-elle… Et qu’est-ce qu’ils sont jolis ses habits…
    - Maman, maman, t’as vu comme elle est belle ?
    La fillette allongée par terre tient dans ses mains une boite en acajou. Une fine musique s’échappait du mécanisme délicat… et la petite bonne femme dansait. « Maman, c’est aujourd’hui tu sais ? C’est aujourd’hui, c’est aujourd’hui !
    La mère s’approche et la lui prend des mains.
    - C’est l’heure, maintenant, va embrasser tes frères et sœurs.
    Elle sautille encore en s’approchant de la chambre dans laquelle les petits font la sieste. Elle dépose un baiser claquant sur le front de chacun : un, deux, trois, quatre. Enfin, elle revient dans la pièce principale, la seule autre pièce… Sa maman lui dépose du fard blanc sur le visage et du joli rouge sur les lèvres.
    - Comme tu es belle », dit-elle dans un souffle.
    - On y va, on y va ! C’est aujourd’hui ! C’est aujourd’hui que je danse comme la dame ! 
    La mère doit presque courir derrière la jeune Keiko. Elles arrivent devant la bâtisse et Keiko ne tient plus, elle trépigne et cabriole sans cesse. La mère a le visage clos et froid. Une vielle femme ouvre la porte, alors la maman fait signe à la petite fille de se taire. On inspecte Keiko sous toutes les coutures : on observe son visage, la finesse de ses membres, ses jolis yeux et ses jolies dents. Alors la petite fille s’impatiente :
    - Allez, c’est l’heure tu as dis, maman !
    La jeune femme se baisse, sert son enfant dans ses bras puis la pousse à l’intérieur en lui disant :
    - Je t’aime.
    La petite fille disparaît derrière le shoji… Et la mère éclate en sanglots, silencieusement. La vieille femme lui remet une bourse dans les mains :
    - Pars. Pars. Ne reviens pas. J’en prendrai soin, mais je l’ai achetée, elle est à moi. Va donc nourrir les autres.
    Et la mère part en pleurant.
    On mit Keiko dans une pièce avec d’autres enfants au regard perdu.
    - Madame. Madame. C’est bien aujourd’hui mon premier cours de danse ?
    Un silence pesant fut la réponse à cette question. Et Keiko comprit. La mère arriva aux portes du village quand un cri enfantin d’effroi retentit. 


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