• un an de grandes vacances
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    Une demi-heure après, un destroyer, battant pavillon de la marine de guerre australienne, mettait en panne, à quelques encablures d'hono-Rourou. On pouvait entendre, porté par la brise du large, le fracas des chaînes d'ancre coulant dans les écubiers. Nos coeurs étaient prêts à éclater de joie. Je crois qu'à mes yeux aucun  navire au monde ne sera jamais plus beau que ce petit contre-torpilleur, couleur gris-bataille, découpant, sur le ciel des tropiques, sa fine silhouette de lévrier des mers !
    Une baleinière fut mise à l'eau et piqua dans notre direction. Par signaux optiques, au moyen de notre sémaphore, nous lui signalâmes qu'elle devait, pour éviter les récifs, accoster sur la plage ouest. Je crois que de notre vie nous n'avons galopé, comme ce jour-là, pour traverser l'île et atteindre la plage avant lui. Et M. Dalbret, malgré son âge, n'était pas le dernier !
    J'eus une bien douce émotion en lisant, peint à l'avant du canot, le nom du destroyer : "H.M.S. Adélaïde", une des principales villes d'Australie.Ma chère maman porte précisément ce même prénom. c'est comme si, après un an d'absence, elle se fut lancée déjà dans mes bras. Les marins alliés furent accueillis à terre avec des transports d'allégresse. Nous faisions appel à toutes nos notions d'anglais pour leur narrer notre aventure. Ils nous offrirent des cigarettes et du chocolat. C'est à cette occasion que, pour la première fois de ma vie, je vidai un verre de whisky. Cette boisson me parut affreusement forte, mais nous étions tous tellement surexités que nous aurions bu du plomb en fusion.
    L'aspirant, qui commandait la baleinière, nous dit qu'il devait prendre les ordres de son commandant, quant à notre sort. L'"Adélaïde" avait pour mission de donner la chasse à quelques corsaires allemands qui écumaient encore les mers du sud. Le plus redoutable, l'"Emden", avait déjà été détruit près des îles Cocos. Si nous ne pouvions être embarqués par le destroyer, il ne manquerait pas de signaler, sans aucun retard, notre présence à un autre navire allié.
    Sans même attendre le retour du canot, nous nous mîmes à empaqueter fébrilement nos bagages. A vrai dire, il ne nous restait presque plus rien de notre linge et de nos vêtements de civilisés. Par contre, chacun désirait emporter les multiples souvenirs dont nous avaient gratifiés nos amis Maoris. Ces derniers nous regardaient tristement faire nos préparatifs. Nous comprîmes que notre joie paraissait une insulte à leur amitié. Aussi pour les consoler dans la mesure du possible, nous distribuâmes tout notre matériel, qui nous était désormais inutile. Le roi et Mokini reçurent nos deux "bouhis" (fusils). Nos haches, nos couteaux et nos outils furent répartis entre ses plus dévoués sujets. Flik et Flok s'accrochaient à mes jambes, comme pour me supplier de ne pas les abandonner. Je savais, hélas, qu'aucun animal n'est autorisé sur un navire de guerre de Sa Majesté.
    Lorsque la baleinière revint, l'officier nous fit comprendre de loin, par des signes joyeux, que le commandant voulait bien nous admettre à son bord.
    Toute la population d'Hono-Rourou s'était groupée sur le rivage. "Ka kino !" pleurait le vieux roi Hama-Koua, en nous embrassant à tour de rôle. "Taïos auwe. Mahi oa !". Ce qui peut se traduire : "Quelle tristesse ! Mes amis s'en vont. Je suis désespéré !".
    C'est avec déchirement que nous nous arrachâmes à cette petite îme hospitalière, qui avait été pour nous, pendant tant de mois, comme une nouvelle patrie. Chaque indigène voulait nous toucher, une fois encore, les mains ou le visage. Beaucoup poussaient des lamentations aigües, et j'avoue sans fausse honte, que je ne pus moi-même retenir mes larmes.
    Tandis que le blanc canot nous emportait vers l'"Adelaïde", toute la foule, hommes, femmes et enfants, avec un balancement rythmé et très doux de leurs beaux corps bronzés, chantait le chant si nostalgique de l'adieu polynésien : "Aloha auwe ! Aloha auwe !".
    Trente-cinq ans ont passé depuis, et chaque fois que je songe à cet instant poignant, je ne puis me défendre d'un serremant de coeur.


    A SUIVRE


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