• le chat de platine
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    Il faut ici que nous quittions l'incomparable M. Colerette, et portions nos regards à trois lieues de là, en bordure de la forêt de Saint-Germain, vers la villa "Entre-deux-enquêtes", où le policier avait élu domicile avec sa famille.
    Au premier coup d'oeil dans le jardin de cette sylvestre demeure, nous découvrons un hamac gonflé, c'est le cas de le dire, par le sommeil d'une jeune personne, dont la main pend, étreignant une carcasse de poulet. C'est Marinon, dite "Citrouille", nièce du "cerveau numéro un", grande dormeuse et mangeuse devant l'Eternel.
    Jean-Jacques, son cadet de deux ans, ne disait-il pas que lorsque sa soeur avait fini de dévorer, elle ronflait, et fini de ronfler, elle dévorait ? C'était là, empressons-nous de le dire, exagération manifeste. Dans les intervalles entre les festins et les siestes, Marion avait bel et bien, à seize ans, accompli brillamment toutes ses études  primaires et secondaires, appris six langues étrangères, et passé sa ceinture noire de judo avec la plus grande  facilité.
    Avec cette nature plantureuse, celle de son frère faisait  contraste. Mince et bref, peu parlant, sauf pour émettre quelque réflexion caustique, les paupières bridées dans un visage aigu, ce garçon peu ordinaire avait une passion pour les mathématiques. Du matin au soir, il chiffrait... D'où son surnom de Ygrec, dont on se servait communément.
    Au moment où nous jetons les yeux sur la "maison des champs" de M. Colerette, le dit Ygrec résolvait donc un problème d'algèbre, en aidant la vieille bonne Sidonie à mettre en peloton son écheveau de laine. La sonnerie du téléphone retentit. Au bout du fil, Ygrec entendit résonner la voix de son oncle; plus pariculièrement la voix que prenait M. Colerette quand il était excité. A son habitude, il faisait à la fois les demandes et les réponses.
    - Tout va bien là-bas ? Très bien. A-t-on donné les graines au canari et arrosé les capucines ? On l'a fait...
    - Mon oncle, interrompit Jean-Jacques en pesant ses mots, nos bagages peuvent être bouclés en moins d'une heure.
    - En moins d'une heure ? Parfait. Cela entre dans mes plans... Mais, dis-donc, comment sais-tu, bougre de clampin, qu'il faut faire nos bagages ?
    - Ne vous apprêtez-vous pas à nous entraîner dans une nouvelle aventure ?
    - Comment le sais-tu, bon sang ?
    - C'est bien simple, mon cher oncle. Vous avez votre son de voix "numéro deux bis".
    - Mon pauvre garçon, dit M. Colerette avec pitié. Tu te lances encore dans des raisonnements et des déductions !... Laisse-nous cela, s'il te plaît. Combien de fois faudra-t-il te dire qu'on ne s'improvise pas détective !... Il n'empêche que, pour une fois, tu es tombé juste. Nous partons ce soir même pour une dextination... que je vous dirai. Commencez les préparatifs. Je serai là dans une demi-heure.
    - Cesse de dormir une seconde, dit Ygrec à sa soeur. Le maître de ces lieux a téléphoné. Il va falloir bientôt nous remettre à l'ouvrage.
    Citrouille ouvrit un oeil :
    - Tant mieux, soupira-t-elle, car je commençais à me rouiller.
    - Ca m'étonnerait. Dans toutes les affaires, tu es brillante, ma vieille. C'est toi qui neutralise presque toutes les gaffes de "Vise-à-gauche".
    Entre eux, ils appelaient ainsi leur tuteur, par allusion à sa maladresse native. Car il est temps de l'avouer, le flair, le doigté, la lucidité extraordinaire de M. Colerette n'étaient qu'une légende, légende dont il était la première dupe !
    En fait, dans l'hypothèse où le célèbre limier de police aurait été réduit à ses seules lumières, il n'eut pas rtemporté plus de succès qu'un pêcheur de lune. C'étaient Marion et Jean-Jacques qui, derrière son dos faisaient tout, sans en avoir l'air; y compris le plus difficile : empêcher le "cerveau numéro un" de tout gâcher... Combien de fois, alors que le candide personnage croyait avoir démasqué des escrocs, cerné des bandits, les uns et les autres, s'échappant avec le sourire, étaient tombés dans les filets que les deux enfants leur avaient tendus de leur côté, sans rien dire à personne !
    Ils n'y mettaient d'ailleurs nulle vanité, agissant par affection pure et n'ayant d'autre ambition : Citrouille, que de manger et dormir le plus possible, Ygrec, d'extraire tout son saoul de racines cubiques.
    Par une combinaison de l'acoustique et du calcul des probabilités, Jean-Jacques avait inventé un langage que sa soeur et lui étaient seuls à même de comprendre : ce langage consistait en sifflotements imitant la sonorité des syllabes. "Phouhihuphu" signifiait : "l'homme est armé" et "Phahouhiphaphanepho" : "emmène Vise-à-gauche en promenade".
    En un clin d'oeil, nos amis eurent bouclé leurs valises et pris leurs dispositions pour leur nouvelle campagne.
    On fermait la dernière valise quand le "cerveau numéro un" entra.
    - Mes enfants, dit-il en s'épongeant le front, je suis en vue du couronnement de ma carrière !... Mais à quoi bon vous exposer le problème : vous ne comprendriez pas.
    - Pophusiphupo, fit Jean-Jacques ("c'est une affaire de vol"). Il avait entendu cliqueter les menottes que, pour ce genre d'affaires, M. Colerette logeait immanquablement dans sa poche-revolver.
    - Phosahiphahoupohisu, répondit Marinon ("il a touché une grosse avance"). Elle avait vu se bomber le côté du veston où le détective mettait son portefeuille.
    - Cessez de siffler tous les deux comme ça. Vous m'agacez... Quel ennui d'avoir des pupilles qui ne s'intéressent pas à mes affaires !...
    - N'importe, reprit-il, je vous mets sommairement au courant : je suis requis par un grand seigneur d'Abyssinie. Il possède un trésor inestimable, que guignent des voleurs internationaux. Mais "soyez rassuré : j'arrive !"; je vais m'installer sur le terrain de combat. D'autres se camoufleraient au moyen de vêtements voyants et de fausses moustaches; pour moi, il me suffit de changer mon expression de visage. Regardez-moi : voici lord Pittwit.
    Il souffla dans ses joues, ébouriffa ses sourcils, ramena ses cheveux vers le bas et ses prunelles vers le haut :
    - Méconnaissable ! murmura-t-il. Je suis absolument méconnaissable.
    - Stupéfiant ! Prodigieux ! disaient Citrouille et Ygrec.
    - Les bagages sont faits ? En avant !
    Le pseudo Pittwit avait l'authentique accent britannique de ceux qui ne savent pas un mot d'anglais.
    - Et vous, dit-il, le vieux bonne, vous souivez le mouvement.
    - Sans oublier Colonel dans son panier, ajouta Marinon.
    Au momzent de sortir majestueusement, M. Colerette eut l'attention attirée par un billet qui semblait avoir été glissé sous la porte. Il le ramassa et lut ces mots : "Ne vous mêlez pas de l'affaire du ras. Ou bien il pourrait vous en cuire".
    - Mes enfants, s'écria-t-il avec son accent habituel, cette enquête sera digne de moi. Ce billet nous le prouve : nous avons affaire à forte partie.

    A SUIVRE


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