• un an de grandes vacances
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    Le commandant John Gordon nous reçut en personne à la coupée de l"Adélaïde". C'était un vrai type de marin. Dans sa large face au teint de jambon cuit, brillaient de petits yeux gris volontaires. Il nous installa, tant bien que mal, dans deux chambrettes exigües que de jeunes aspirants avaient eu la gentillesse de nous céder. Plusieurs officiers ou matelots avaient à peine plus que notre âge. Nous nous fîmes rapidement des amis parmi eux.
    Vingt fois, on nous fit narrer nos aventures, tandis que, de notre côté, nous demandions avec avidité des nouvelles de la France et des hostilités. Celles-ci duraient toujours. Nous apprîmes avec stupéfaction que le monde entier, sauf le continent américain, se trouvait pratiquement en guerre. On n'avait jamais imaginé chose pareille.
    Restés, durant près d'un an, dans l'ignorance des complications politiques, nous ne parvenions plus à nous y retrouver dans le jeu compliqué des alliances. L'événement le plus récent était le passage, dans le camp alliés, de l'Italie.
    Nous apprîmes également que le vieux "Kronprinz", qui était à l'origine de nos avatars, voguait toujours. Quelques mois plus tôt, le corsaire allemand avait été canonner, de nuit, les réservoirs de pétrole de Madras, aux Indes. Ce raid, d'une audace inouïe, remplissait d'admiration les Anglais eux-mêmes. Leur esprit sportif leur permet de rester beaux joueurs, même à la guerre. Le commandant John Gordon brûlait du désir de se mesurer avec un tel adversaire.
    Comme toute la flotte australienne et néo-zélandaise, le destroyer "Adélaïde" avait précisément pour mission de purger les mers du Sud des deux ou trois corsaires allemands qu'on y signalait pour l'instant. Aussi, le contre-torpilleur décrivait-il d'immenses zig-zag à la recherche de l'ennemi.
    Nous nous tenions presque continuellement à l'intérieur, car, par grande vitesse, le pont d'un destroyer, construit bas sur l'eau, constitue un endroit impraticable pour des terriens. La plage avant est balayée d'une façon constante par les lames.
    La mission de l'"Adélaïde" devait se terminer dans une dizaine de jours. Après quoi, il devait regagner son port d'attache, Palmerston, en Australie, afin de charbonner. C'est là que nous serions débarqués.
    L'équipage nous avait très aimablement gratifiés de pantalons de toile et de tricots. Notre tenue de jeunes sauvages, vêtus du pareo polynésien, eut été tout à fait incorrecte sur un vaisseau de Sa Majesté Britannique.
    Le lendemain de notre arrivée à bord, quelle ne fut pas ma surprise lorsqu'un jeune marin me remit, avec un gentil sourire complice, un sac de toile ficelé. L'ayant entrouvert, j'aperçus deux paires d'yeux aigus, cerclés de poils, qui clignotaient à la lumière. C'étaient mes chers petits Flik et Flok. Le matelot m'expliqua qu'au moment de notre embarquement, le désespoir de mes deux ouistitis l'avait tellement ému, qu'il avait pris sur lui de violer les règlements disciplinaires. Il ajouta avec un humour bien anglais :
    - S'il est formellement interdit d'embarquer des animaux, aucun règlement n'autorise à les jeter par-dessus bord, une fois qu'ils y sont !
    Ah, le charmant garçon ! J'aurais voulu lui prouver ma gratitude de mille manières. Finalement, je lui donnait deux perles fines. Nous en avions tous une poignée au fond de nos poches, car à Hono-Rourou, il n'est pas de jour où nous n'en trouvions quelques-unes en ouvrant les huitres de notre repas. Le marin refusa d'abord, disant que c'était là une fortune. Mais j'insistai tant qu'il finit par accepter, confus de plaisir. Il me dit qu'il en offrirait une à sa fiancée et l'autre à sa mère. Sa fiancée s'appelait Mathilda. Il allait l'épouser dès que la guerre serait finie, ce qui, d'après lui, ne tarderait plus. Ah, c'était un brave petit gars.
    Flik et Flok devinrent notre principale distraction. Dès que nous quittions nos cabines pour prendre nos repas avec l'équipage, on leur faisait réintégrer leur sac de toile, pour éviter qu'ils ne s'élancent sur le pont, où ils n'auraient pas manqué d'escalader les enfléchures. Ils étaient si bien habitués à la chose, qu'à la fin ils se précipitaient d'eux-mêmes, dès que je leur montrais leur sac ouvert.
    Nous naviguions depuis une semaine sur l'"Adélaïde", lorsqu'un matin vers dix heures, la sonnerie électrique du bord lança le branle-bas de combat. Un lieutenant, qui passait dans la coursive, nous cria :
    - Ordre de vous enfermer dans vos cabines et de n'en sortir sous aucun prétexte. Un navire inconnu a été aperçu par tribord. Nous lui avons intimé, par radio, d'arborer ses couleurs et de mettre en panne. Il tente de s'échapper. Nous nous lançons à sa poursuite.


    A SUIVRE


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