• le chat de platine
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    Sans hésiter, Jean-Jacques décrocha la bouée de sauvetage qui pendait à la paroi et la lança par dessus la balustrade.
    Il marchait sur quelque chose, qu'il ramassa et examina d'un coup de lampe : c'était le chapeau de M. Colerette...
    - Si mon oncle y reste, "ils" me le paieront ! pensa le jeune garçon, hors de lui.
    A dix pas, une demi-douzaine de canots automobiles étaient suspendus sur leurs bossoirs. Jean-Jacques grimpa dans le premier, dont il manoeuvra rapidement le mécanisme de descente. Les bossoirs s'abattirent au delà de la rambarde et les câbles commencèrent à filer...
    Pendant que ces événements se déroulaient, qu'ètait-il arrivé à Marinon ? Elle avait perdu la piste de M. Thiais. Mais un plaisant hasard lui mit sous les yeux, quelques minutes plus tard, le chauffeur louche, qui revenait de l'avant.
    - Tiens, tiens ! mon frangin s'est fait rouler comme moi ! se dit la jeune fille. Il serait mal venu maintenant de me morigéner ! D'autant que je rattrape au vol son client, lequel, ou je ne m'appelle pas Marinon, ne me refera pas le coup de la serviette.
    Elle suivit l'homme au pantalon brun sur toute la lonhueur du bateau. Il marchait vite, sans se retourner. Comme il s'engouffrait par l'échelle de sûreté, dans un puits qui menait certainement à la chaufferie, Marinon prit par l'escalier voisin, comme elle avait fait la veille avec Jean-Jacques sous la conduite du lieutenant Mirovitchi. Elle atteignit aisément la petite passerelle de fer du haut de laquelle ils avaient remarqué leur homme pour la première fois. Mais cette fois-ci, elle s'y introduisit à quatre pattes.
    Le suspect venait de prendre son service, avec un gringalet aux cheveux roux. Derrière eux, l'on apercevait le couloir qui, dans ce type de paquebot, mène de la chaufferie à la chambre des machines. Au lieu de se mettre au travail, les deux chauffeurs chuchotants se rapprochaient pas à pas de ce couloir.
    - Attention ! se dit Marinon. l'affaire va se corser. Il va falloir employer les grands moyens.
    Elle releva ses manches, sans quitter des yeux les deux hommes. Maintenant ils avançaient sans bruit dans le couloir. La jeune fille, levée d'un bond, enjamba rapidement la passerelle à laquelle elle se laissa pendre.
    A ce moment un long coup de sifflet se fit entendre. Le signal : "Un homme à la mer". Dans la chambre des machines, l'ordre d'arrêt devait s'être inscrit sur le cadran. Mais les machines ne s'arrêtèrent pas ! Par le couloir venait un bizarre bruit de lutte.
    Marinon se laissa tomber sur le sol de la chaufferie, et s'élança à son tour dans le couloir...
    Il est très difficile, très dangereux, de mettre à la mer un canot, d'un navire qui marche à grande vitesse. Mais Jean-Jacques était décidé à prendre tous les risques : il voulait sauver son oncle.
    Au cours d sa descente le long de la coque, le jeune garçon avait déjà lancé le moteur. Dès que les câbles mollirent, il actionnna le mécanisme de déclenchement. déjà la légère embarcation piquait dans la lame.
    Il s'en fallut d'un rien qu'une collision se produisit, avec la haute coque illuminée, que la proue du canot effleura. d'un coup de volant, Jean-Jacques se tira d'affaire. Il donna les gaz, et quand il se sentit bien d'aplomb, amorça la courbe la plus serrée.
    Où était M. Colerette ?... Il y avait trois ou quatre minutes au plus que le cri d'alarme avait retenti. Et le navire marchait à dix ou quinze noeuds. Si le détective n'avait pas coulé à pic, il devait donc se trouver à trois-quarts de mille en arrière. Heureusement la bouée de sauvetage qu'Ygrec avait lancée comportait une forte lampe qui s'allumait automatiquement au premier contact avec l'eau. Du canot qui fendait la lame, notre jeune ami aperçut bientôt le mince feu, à trente degrés sur la droite.
    Jean-Jacques vira, réduisit les gaz, alluma ses phares. La bouée lui apparut tout de suite, montant et descendant comme un ludion dans une bouteille. Au centre, une silhouette accroupie... Le coeur du garçon battit plus fort. Quelle chance ! Le cher homme de tuteur avait pu nager jusqu'à la demi-sphère de liège et de caoutchouc. Il attendait tranquillement du secours. Car le détective pouvait avoir plus d'un petit défaut : il ne manquait ni de sang-froid, ni de courage.
    - C'est toi, garnement ? s'écria-t-il d'un air cordial. qu'est-ce que tu fais dans ces parages ?
    - Je me promenais, dit Jean-Jacques en riant.
    - Comme ça se trouve !... Allons, soyons sérieux. Tu es un brave garçon... Quelquefois je te secoue un peu, parce que tu prends des initiatives malencontreuses. Que veux-tu, tu es né maladroit, ce n'est pas ta faute... Mais cette fois-ci, je te dois tous mes remerciements et mes félicitations.
    Jean-Jacques ne répondit pas. Il avait besoin de toute son attention pour aborder la bouée sans la coulée. Trempé comme une soupe, mais le poing sur la hanche, M. Colerette continuait imperturbablement son discours :
    - Résumons l'étonnante aventure... Des bandits dont je trouble les complots me jettent à la mer, en pleine nuit, du haut d'un paquebot lancé à toute vapeur. Une bouée opportune me tombe du ciel, à trois cents mètres !... Et un quart d'heure plus tard, je vois surgir mon neveu, pilotant un canot automobile, dans lequel je vais monter, exactement comme si je prenais un taxi place Pigalle ! Je ne sais pas comment tu t'y es pris, mon petit ami. Mais je dois reconnaître que c'est du beau travail.
    Parlant ainsi, M. colerette avait aidé aussi au succès de la manoeuvre. Puis il s'était laissé glisser de la bouée dans le canot, qui démarra.
    Jean-Jacques vira de nouveau, faisant face à la direction où devait se trouver le navire. Les deux hommes levèrent la tête. Ensemble, ils poussèrent une exclamation de surprise et de déception.
    A trois milles par le sud-est s'abaissait vers l'horizon un double rang de petites lumières. L' "As-de-Carreau" ne revenait pas vers les passagers en perdition. Il n'avait même pas stoppé, comme le fait tout bâtiment où l'on signale "un homme à la mer".
    Contre toutes les règles, contre toute logique et toute humanité élémentaire, le mystérieux paquebot s'éloignait...


    A SUIVRE


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