le chat de platine

le chat de platine
23

Laissons M. Colerette faire face aux incertitudes et aux périls que présageait l'apparition du redoutable M. Douze. Et revenons un quart d'heure en arrière.
Ce soir-là, Jean-Jacques et Marinon avaient décidé de filer le petit maître d'hôtel et le chauffeur au pantalon brun. Pour des raisons qui seront exposées ultérieurement, ces deux hommes étaient suspects à nos amis. Ils s'étaient partagé fraternellement la besogne.
Marinon s'occupait de M. Thiais. Assise sur une marche de l'escalier de service, Marinon vit le maître d'hôtel sortir de l'office, une serviette à la main. Cette serviette faisait dans l'obscurité une tache blanche, qui facilitait la filature. D'abord le maître d'hôtel s'accouda paisiblement à la balustrade intérieure, dominant la salle des machines. Puis, d'un pas nonchalant, il s'avança par bâbord sur le pont-promenade, les mains derrière le dos, comme quelqu'un qui réfléchit à des choses vagues. A dix mètres de distance, la jeune fille voyait la serviette qui zigzaguait dans le large couloir.
A la hauteur de la deuxième cheminée, la tache blanche alla se placer sur la rembarde : le petit homme regardait la mer nocturne, à la surface de laquelle le sillage soulevait un éventail de vagues phosphorescentes.
Au loin, des phares clignotaient...
Marinon s'était arrêtée, attendant que son suspect mit fin à sa contemplation. Celle-ci se prolongeait anormalement... Marinon bondit trop tard :
- Bien sîr ! s'exclama-t-elle sans se gêner, c'est bien joué ! Je suis la dernière des cruches !
Sur la rembarde, il n'y avait plus que la serviette, fixée à l'un des croisillons. Le maître d'hôtel avait disparu...
Pendant ce temps, il arrivait à Jean-Jacques une mésaventure du même genre.
Pour sa part, il devait filer le chauffeur louche. Celui-ci avait longuement écouté, devant la radio du poste d'équipage, le compte-rendu d'un important tournoi de boxe. Avant la fin du combat, l'homme sortit d'un air contrarié. Suivi de Ygrec, qui se dissimulait dans l'ombre, il prit l'échelle qui conduisait au pont des embarcations, longea la lice par tribord, contourna la première cheminée.
Le détective en herbe allait l'imiter quand une ombre surgit entre eux deux. Et de cette ombre sortit un bruyant éclat de rire :
- Pas possible ! s'écriait une voix joyeuse, le petit jeune homme aussi s'amuse bien !... Le petit jeune homme aussi a ses petits secrets ! C'est marrant.
Jean-Jacques alluma sa lampe électrique, dont il ne se séparait jamais (pas plus que de sa table de logarithmes). Il reconnut le passager clandestin.
Mais ces dix secondes avaient suffi : le chauffeur s'était enfoncé dans l'obscurité !
Cette déconvenue donna de l'humeur à notre mathématicien :
- Quel jeu jouez-vous ? demanda-t-il assez brusquement au sieur Maldefeu, qui continuait à ricaner. Vous êtes au service de qui, avec vos airs loufoques et votre faàon de distraire les gens mal à propos ?
- Au service de qui ? s'esclaffait l'hirsute personnage. Au service de Bibi, mon vieux pote !... Et sachez que Bibi est très content, qu'il s'amuse royalement, comme il convient à un émule de Tout-Ank-Amon.
Jean-Jacques s'était déjà calmé. Puisqu'il avait perdu la piste de l'autre, du moins voulait-il profiter de cette rencontre pour étudier l'homme au tuyau de caoutchouc. Pour quel motif cet individu s'était-il introduit sur le paquebot ? Ce n'était pas "par économie", comme il le prétendait. Le subterfuge avait dû lui coûter plus cher que le prix du passage, quelle que fût sa destination. Il y avait donc autre chose.
- C'est gai, cette coquille de noix ! continuait Isidore Maldefeu, de la même voix railleuse. Depuis mon embarquement sarcophagique, je vais de plaisir en plaisir ! Ce matin, l'on me tire de ma boîte égyptienne et de joyeux matelots me passent à tabac avec un entrain admirable... Cet après-midi, un seigneur éthiopien me donne l'occasion, pendant trois heures, de montrer mes petits talents de société. Ce soir, j'assiste à de mystérieuses allées et venues... Comme si chacune des personnes voyageant sur cette péniche avait son secret particulier qu'elle devait soigneusement dissimuler à toutes les autres !... Ce ne sont, dans tous les coins, et à tous les étages, que traîtres de mélodrame glissant à pas de loup dans des manteaux couleur muraille ! Et moi je suis partout, je vois tout le monde, personne ne me voit. c'est absolument tordant !
- Vous vous moquez de moi dit Jean-Jacques en haussant les épaules. Sur un navire, il y a toujours des gens isolés qui vont et qui viennent la nuit. Ca n'a rien d'exceptionel. L'officier de quart, le radio, les passagers qui ont mal à la tête...
- Penses-tu, bébé ! T'imagines-tu que Bibi ne voit pas la différence entre une ronde d'officier et l'expédition ténébreuse d'un quidam qui se faufile par les couloirs en se dissimulant le nez !
- Par exemple ? demanda Ygrec.
- Par exemple, le premier mieutenant, qui s'accroupit sous une fenêtre de la chambre du capitaine et surveille longuement ce qui se passe à l'intérieur... Par exemple, le ventre-à-roulettes, que le ras appelle son directeur d'opéra, et qui tout à l'heure, déambulait sous l'escalier avec une cape trainante et une fausse barbe... Par exemple, la vieille bonne, qui dans le corridor d'en bas allait d'une cabine à l'autre sur la pointe des pieds...
- Pas intéressant, tout ça ! coupa Jean-Jacques édifié. M. Laitance aime à se déguiser. Sidonie va voir si Colonel dort bien dans sa cabine. Le lieutenant Morovitchi veut faire une farce au capitaine... Si c'est tout ce que vous avez vu, en fait de tortueux conspirateurs, il n'y avait pas de quoi vous exciter.
Isidore Maldefeu parut vexé :
- J'ai vu aussi votre soeur qui suivait le petit maitre d'hôtel aux abords de l'office...
- Enfantillages sans intérêt.
- J'ai vu, sur le pont supérieur, un bossu.
- Un bossu ? s'écria le jeune garçon.
- Oui, Monsieur, un bossu, en mac-farlane, avec un panama à larges bords. Il regardait vers la proue...
Jean-Jacques était déjà parti en courant, les yeux hors de la tête.
Il grimpa sur le pont supérieur. il se précipita vers la proue. Et c'est alors qu'il entendit crier :
- Un homme à la mer !

A SUIVRE