• le chat de platine
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    Le passager clandestin s'appelait Adalbert Maldefeu. Il n'était porteur d'aucun papier d'identité et refusait de s'expliquer davantage. Tout ce qu'on savait, c'est qu'il gisait dans un sarcophage depuis trois jours, respirant par le tuyau de caoutchouc et mangeant des biscuits qui étaient logés dans son bonnet.
    On décida de le débarquer à Messine, où l'on arriverait le surlendemain. En attendant, selon l'usage, le passager clandestin, qui n'avait pas un sou sur lui, fut prié de travailler ferme pour payer son passage.
    Comme M. Colerette, se méfiant de cet individu, défendait qu'il eût accès aux cabines, il fut placé à l'avant, en qualité de nettoyeur auxiliaire. Il couchait dans la lampisterie, avec défense de quitter le pont supérieur. Ces sévères précautions, tout autant que les bourrades dont les matelots n'étaient pas avares à l'égard du "resquilleur" inoportun, ne réussissaient qu'à accentuer son air de ravissement perpétuel.
    Ce jour-là, la mer était d'huile. Le ras en profita pour achever le montage de son petit chemin de fer.
    Les rails couraient autour des évents, des écoutilles et de la grande cheminée; ils bifurquaient, se rejoignaient, se croisaient, au moyen de tunnels ou de viaducs, que les matelots et les passagers devaient enjamber. Sous la passerelle du commandant, il y avait une grande gare de triage, tout hérissée de pylônes et de signaux; et à babord, près du poste d'équipage, s'étendait le dépôt des locomotives. Tout cela, naturellement, sillonné de cables-joujoux et parsemé de commutateurs minuscules.
    Après le déjeuner, qui fut un moment assez singulier : quinze personnes perdues dans la vaste salle à manger, le ras donna au réseau le signal de la mise en route.
    Comme à l'hôtel Impérial, un horaire détaillé avait été établi. A telle heure, un train omnibus partait d'Event numéro 1"; à telle autre heure, le rapide "Passerelle-Ecoutille" passait en gare de "Grande-Cheminée". Le majordome et le directeur de l'Opéra ne cessaient de courir d'une station à l'autre, pour manoeuvrer les aiguillages ou lancer les convois. Lipari-Mahonen, assis sur une estrade au croisement des principales lignes, jouait directeur de l'exploitation.
    Chose bizarre, aucun des trois enfants qui se trouvaient à bord ne s'intéressait aux évolutions du petit chemin de fer. Jean-Jacques sculptait. Marinon faisait un somme. Balkis, après une courte apparition sur le pont supérieur, où les trains roulaient maintenant à toute vitesse, avait déclaré que ce jeu de chemin de fer était "trop puéril pour une princesse", et s'était dirigée vers la salle de musique: car cette toute petite négresse jouait admirablement du piano. Quant à la gouvernante, elle avait ajouté en quittant la place :
    - Les bambins de quatre-vingts ans trouvent nos jeux très amusants.
    Il ne resta près de l'immense jouet que les grandes personnes : le ras et ses deux dignitaires, M. Colerette, le capitaine et son second, M. Thiais.
    De toutes parts, on ne voyait que des trains miniatures, se faufilant entre les fauteuils transatlantiques ou surgissant de dessous les canots de sauvetage.
    Comme il n'y avait pas un souffle de vent, un grand silence pesait sur le réseau. Soudain l'on entendit un bruit caractéristique : celui que fait un express, un véritable express, qui passe au loin dans la campagne...
    Lipari-Mahonen poussa un cri d"étonnement et se leva. Suivirent d'autres bruits du même genre : locomotive qui hélète sous un hall de gare, chef de station donnant un départ, chocs de tampons sur une voie de garage, ruissellement d'une pompe à eau...
    Ces bruits, on le constata, venaient du pont supérieur, où un quidam était penché, à la galerie desservant le poste d'équipage.
    - Magnifique ! s'écria le ras. Il me faut cet homme, capitaine !... C'est lui qui imite merveilleusement les rumeurs des trains et des gares. Il vient à point. Ce bruitage est le complément nécessaire de mon petit chemin de fer.
    - Révérendissime Seigneur, dit M. Colerette, il y a là quelque chose d'illogique. Votre chemin de fer est électrique. Or, les bruits que nous fait entendre cet homme, très habilement, je le confesse, sont des bruits de chemin de fer à vapeur !
    - Ca m'est égal ! répliqua le ras. nous autres, potentats abyssins, avons nos goûts et nos préférences. Je désire un réseau ferroviaires marchant à l'électricité, mais faisant les mêmes bruits que s'il était à vapeur. Faites venir ce virtuose. Je le prends à mon service.
    - Hé ! dit Bourbourax, qui avait donné ses ordres, savez-vous qui est ce virtuose, comme dit votre Seigneurie ?
    - Peu importe.
    - Notre passager clandestin, tout simplement ! Le nommé Adalbert Maldefeu; que nous devons débarquer à Messine.
    - Il n'en sera pas question, dit le ras. je le garde avec moi jusqu'à Djibouti.
    Adalbert Maldefeu fut amené. Il souriait jusqu'aux oreilles. On le fit asseoir au pied de l'estrade où trônait le majestueux éthiopien. Et tout l'après-midi, le pont-promenade retentit des : "Tch-tch" et des "Tu-tût" avec lesquels le mystérieux personnage accompagnait l'infatigable circulation des petits trains.
    - Ces caprices seigneuriaux sont charmants, dit M. Colerette au capitaine, comme ils remontaient de compagnie après le repas du soir. Mais on me rend la tâche bien difficile. je m'étais arrangé pour faire le vide autour de nous sur ce bateau. Le ras est déjà parvenu à nous adjoindre trois personnes. La sécurité de ses trésors diminue d'autant !
    Poursuivant seul son chemin, le détective alla s'asseoir sur un paquet de cordages, à la pointe extrême du pont supérieur.
    C'était la nouvelle lune. Le ciel et la mer se perdaient dans une brume impénétrable.
    La nuit d'encre n'était diluée ça et là que par la lumièr diffuse qui s'échappait des hublots.
    Une ombre venant de gauche apparut au bastingage. Le détective n'en crut pas ses yeux ! Il reconnaissait la silhouette énorme, au dos voûté, qu'il avait aperçue dans le petit café de Marseille; celle de l'être sinistre, tyrannique et cruel qui était sans doute M. Douze...
    L'ombre se pencha sur la rambarde et lança un bref sifflement. Aux ponts inférieurs, deux sifflements semblables lui répondirent...


    A SUIVRE


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