• le chat de platine
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    Dans le soir qui tombait, l' "As-de-Carreau" lança trois longs hurlements de sirène.
    Depuis une heure, le ras Lipari-Mahonen, ses trésors et sa suite, étaient à bord.
    Sur l'ordre du détective, on avait fermé soigneusement les parties du navire réservées à la deuxième classe et à la troisième classe. De même toutes les cabines de première classe situées à babord avaient été condamnées. Les dix-huit de tribord, réparties en deux étages, donnaient asiles à nos voyageurs. En abattant de nombreuses cloisons, l'on avait aménagé à l'étage inférieur les appartements du ras, à savoir une antichambre, deux grands salons, un cabinet de travail et une chambre à coucher. Dans les neuf cabines de l'étage supérieur logeaient respectivement, en allant de l'avant vers l'arrière : M. Colerette, Marinon, Jean-Jacques, Sidonie, Colonel, qui avait donc sa chambrette particulière, avec salle de bains, bien entendu, Tifon-Palamos, M. Laitance, et la jeune Ethiopienne de haute naissance, Balkis. Cette dernière n'était quittée ni jour ni nuit par sa gouvernante caucasienne, Mlle Gachvili, qui diposait pourtant d'une cabine.
    Entre la chambre du ras et son cabinet, la porte qui de ce côté donnait sur l'escalier du pont supérieur, était fermée à double tour. Contre cette porte, dans l'ancien couloir des cabines, de robustes matelots installaient une chambre-forte. En attendant que le travail fût achevé, M. Colerette avait déposé dans le coffre du commandant les bijoux et le Chat de platine. Et il se tenait devant, un parabellum à la main.
    Pendant ce emps, Ygrec mettait au point son installation de sculpteur, dans une pièce attenante au grand salon des premières. Cette installation nécessitait de fréquents va-et-vient jusqu'à la passerelle mobile, qui reposait encore sur le quai. Au cours d'un de ces voyages, le jeune garçon reçut un paquet dont le porteur, un vieil homme en chapeau melon, déclara qu'il était envoyé par M. Michel-Ange Olivarès.
    A l'arrière on hissait les dernières caisses de la cargaison. La grue du mât de charge les descendit précautionneusement dans la cale. La passerelle fut retirée. Et c'est alors que le paquebot lança son dernier appel de sirène. Puis, lentement, il se détacha du quai et s'avança dans le goulet, emportant le ras et sa fortune...
    Déjà Lipari-Mahonen, avec l'aide de son majordome et de son directeur d'opéra, était en train de monter sur le pont-promenade son petit chemin de fer.
    Quand la côte française eut disparu dans l'obscurité, le détective dit appeler ses pupilles par M. Thiais. C'était le petit homme, faisant fonction de maître d'hôtel, que jean-Jacques avait déjà aperçu sous le hangar, apportant de la bière aux matelots de corvée.
    Ygrec et Citrouille répondirent avec empressement à la convocation. M. Colerette leur parla en ces termes :
    - Je sais bien que vous ne vous intéressez pas à mes affaires, et que d'ailleurs, même si vous vous y intéressiez, vous n'y comprendriez rien.
    - C(rst vrai, mon oncle, dirent d'une seule voix les deux enfants.
    - Néanmoins je veux, à ce tournant important de notre aventure, vous décrire à grands traits la situation. Car c'est en en parlant que je me la mettrai bien dans la tête à moi-même. Et, d'autre part, vous êtes les seuls êtres présents sur ce bateau auxquels je puisse me fier sans aucune restriction. Je mets à part le ras, mais c'est un enfant, Tifon-Palamos et Laitance, que mes déductions ont déjà mis hors de cause, mais sait-on jamais, plus, naturellement, Sidonie et son canard, mais ils sont complètement stupides. Donc écoutez-moi de votre mieux... Grâce à mes efforts constants, les trésors du ras sont arrivés à bon port : c'est le cas de le dire ! Malgré des attaques et des ruses invraisemblables, nos adversaires n'ont pu nous empêcher de nous embarquer à Marseille et de prendre la mer, avec l'objet de leur cupidité. n'est-ce pas déjà un résultat important ?
    - Oh si, mon oncle, fit Marinon.
    - Plus qu'important : remarquable, fit Jean-Jacques.
    - Le mot ne me semble pas excessif. Seulement ne vous faites pas d'illusions, je ne suis pas au bout de mes peines. La traversée Marseille-Djibouti dure, sur ce bateau, environ dix-sept jours. Cela représente un bon nombre d'heures...
    - Quatre cent huit, dit Ygrec.
    - Et un nombre considérable de minutes...
    - Vingt-quatre mille quatre cent quatre-vingts, dit Ygrec.
    - Bon, bon ! Ne nous éblouis pas avec tes prouesses de calcul mental. A chacune de ces minutes, le Chat de platine peut être mis en danger. Sans contredit, plus d'un membre de la Bande du Double-Six est présent à bord. Rien que l'équipage comprend cent vingt rationnaires. Je devrai tenir à l'oeil pas mal de gens. Par chance, je connais aujourd'hui le moyen de communication que les bandits utilisent entre eux. Cela me permettra de resserrer ma surveillance et sans doute d'arrêter tel ou tel de ces chenapans.
    - Oh, bravo ! mon oncle !
    - Merci. Mais n'anticipons pas... Ma tactique, en attendant, sera de m'emparer d'un nouveau domino-boîte aux lettres, contenant un message moins insignifiant que celui sur lequel nous sommes tombés tout à l'heure. Une fois en possession d'un authentique bulletin de M. Douze, je pourrai agir à coup sûr et le prendre la main dans le sac. Quant à vous, mes amis, je ne vous demande qu'une chose : amusez-vous bien. Et motus !
    Après cette solennelle conférence, Marinon et Jean-Jacques en eurent une autre entre eux, beaucoup plus courte et plus familière.
    - Et bien, mes enfants ? Vous plaisez-vous ici ? leur demanda le lieutenant Morovitch, qui passait. Débonnaire, il leur souriait du fond de son triple menton, du coin de ses petits yeux d'éléphant.
    - Oh oui, Monsieur, dit Marinon. Surtout si vous nous permettez de visiter le navire.
    - Mais comment donc !... Faites à votre guise, vous êtes chez vous. Où voulez-vous aller pour commencer ?
    - A la chaufferie, dit Jean-Jacques sans hésiter.
    - Je vous mets sur la voie.
    Dix minutes plus tard, les deux enfants, du haut d'une étroite passerelle de fer, contemplaient l' "enfer du navire". Sous leurs pieds, deux chauffeurs, l'un en culotte bleue, l'autre en culotte brune, torse nu et visage noirci, lançaient du charbon dans la gueule béante des fours. Une atmosphère brûlante emplissait l'espèce de cathédrale métallique dont les parois vibraient au rythme puissant des moteurs. La manoeuvre s'acheva. les portes des fours furent refermées. L'homme à la culotte brune se tourna vers les visiteurs en riant largement et but à leur santé son bidon.
    - Tu as vu ? demanda entre ses dents le jeune garçon.
    - La prunelle gauche ! répondit de même la jeune fille.
    "Le steward court et le chauffeur louche", disait le billet de M. Douze. Or le chauffeur à la culotte brune louchait d'un oeil !...


    A SUIVRE


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