• le chat de platine
    17


    Monsieur Colerette a de petits défauts. Mais on doit lui concéder une chose : il sait admirablement se retourner. A peine eut-il reconnu le Chat de platine, revenu tout à fait inopinément dans ses mains, que sa contenance changea. Le pas mesuré, la tête haute, il se rendit aux appartements du ras et se fit annoncer à Sa Seigneurie.
    Celui-ci achevait d'examiner pièce à pièce l'état de son petit chemin de fer électrique. Tout était parfait, à part un tunnel, légèrement obstrué par un éboulement de papier mâché.
    - Je prévois un grave accident de roulage dès la reprise du trafic sur mon réseau, déclara Lipari-Mahonen. Savez-vous, cher M. Colerette, si l'"As de Carreau" comprend dans son état-major un officier technicien, connaissant le fonctionnement des voies ferrées ?
    - Nous allons nous en rendre compte dans un moment, noble ras. J'ai fait convoquer le capitaine du paquebot et son second, qui vont venir prendre vos ordres.
    - Excellente idée ! Dans un moment, dites-vous ?... J'ai juste le temps de préparer une petite plaisanterie dont je voudrais gratifier ces messieurs. Ce sera très amusant.
    Le facétieux Ethiopien se retira vivement derrière un paravant, où il se livra à une besogne mystérieuse. Mais cela ne faisait pas l'affaire de notre détective.
    - Le noble ras, insista-t-il, a-t-il remarqué que je lui présente le vase précieux confié à ma garde, ainsi que les bijoux de la cassette seigneuriale ?
    - Je l'ai remarqué, mon bon M. Colerette, fit la voix de Lipari-Mahonen. La preuve en est que, si ces objets n'étaient pas à présent dans vos mains, j'aurais eu le regret de vous faire pendre par les pieds, jusqu'à ce que mort s'en suive. Mais ne parlons pas de ces éventualités fâcheuses. Tout va très bien. Et je suis très content de vous.
    Un peu interloqué par ces paroles, notre limier retourna dans l'antichambre avec les trésors. Il les déposa sur une console. Il se promettait bien de ne plus les quitter de l'oeil un instant. Mais de telles résolutions sont souvent mises en défaut chez les personnes distraites... Justement, le canard faisait des siennes. Du fameux cabas de Sidonie, il avait tiré un petit billet de banque, qu'il s'efforçait d'avaler, tandis que la vieille bonne le poursuivait en criant :
    - Brigand de Colonel ! Mon argent !
    L'un derrière l'autre, voleur et volée s'élancèrent dans le vestibule. M. Colerette se tenait les côtes, ainsi que Marinon, laquelle, depuis l'épisode du petit homme maigre avait cessé de jouer avec son lasso. Quant à Jean-Jacques, il n'était pas d'humeur à s'esclaffe. Ses essais de sculpture absorbaient toute son attention.
    Sur une table, où il avait étendu une serviette humide, il avait jeté le bloc de pâte à modeler, puis l'avait divisé en deux parallélipipèdes dont il polissait soigneusement les faces. Ce manège intrigua le bon tuteur :
    - Qu'est-ce que tu cherches à représenter, émule de Rodin ? demanda-t-il à l'apprenti.
    Ygrec n'hésita pas une minute :
    - Le monument dont voici la maquette évoquera deux lutteurs avant le combat.
    - Deux lutteurs ?... On dirait plutôt deux pans de murs, ou des boîtes d'allumettes pour géants.
    - C'est que je désire faire partie de l'Ecole cubiste, dit le garçon, avec le plus grand sérieux.
    - Je ne trouve pas ton école forte... Ahaha ! L'"é-colle forte" ! N'est-ce pas un calembour bon ?... "Bour-bon" ! Encore un !... Qu'est-ce que j'ai aujourd'hui ? Je me sens une verve !... Ahahaha !
    Jean-Jacques ne riait toujours pas. M. Colerette allait faire remarquer à son neveu qu'il manquait du sens de l'humour (dont l'huissier Barbotin, par exemple, avait une dose remarquableà. Mais une détonation retentit, du côté des appartements du ras. Le détective s'élança, pistolet à la main.
    Devant Lipari-Mahonen, il vit deux hommes inonnus, qui se tenaient le ventre. Ils se tordaient, en poussant des gémissements inarticulés.
    - Qu'est-il arrivé ? demanda le "cerveau numéro un", effaré.
    - Nous avons voulu, hihihi, serrer la main de Sa Seigneurie, hihihi, hoquetèrent les inconnus.
    - Ils ont voulu me serrer la main ! confirma le ras, pince-sans-rire. Serrez-la moi aussi, malin M. Colerette.
    Sans comprendre, notre homme pressa la paume du personnage. Aussitôt le crâne de celui-ci sembla s'ouvrir comme une boîte, et il en jaillit une petite fusée qui éclata au contact du plafond et descendit en pluie d'étoiles.
    - Comment trouvez-vous ma dernière facétie ? s'enquit le ras, enchanté.
    - Piquante !... Tout à fait gracieuse.
    - C'est aussi l'avis du capitaine Gourgourax et du lieutenant Morovitchi, que je vous présente. Le lieutenant connaît parfaitement l'exploitation des chemins de fer.
    Les deux officiers s'essuyaient les yeux. Il faut que je vous les présente à mon tour, cher lecteur. Et ce sera vite fait. Le capitaine ressemblait à Laurel, et le lieutenant à Hardy. Toutefois, tous deux avaient l'air préoccupé. On aurait toujours dit que l'un se disait :
    "Je ne digère pas le melon que j'ai pris au déjeûner", et le second :
    "Où diable ai-je égaré ma pipe ?".
    A part cela, c'étaient des hommes fort distingués, tant qu'ils se trouvaient à terre. Sur leur navire, nous le verrons, ils changeaient un peu de manières et de langage, comme il convient à de véritables loups de mer.
    Heureux de l'effet qu'il avait produit, le ras passa du salon dans sa chambre, laissant le détective régler avec les visiteurs les derniers détails de l'embarquement.
    A bord de l' "As de Carreau", on n'attendait plus que les passagers; la cargaison était au complet, sauf un colis destiné au Musée du Caire; il arriverait à la dernière minute.
    M. Colerette reconduisit capitaine et lieutenant.
    - Le temps se met à la pluie, dit celui-ci. Nous avons bien fait de prendre nos imperméables.
    Tous deux endossaient ces vêtements, qu'ils avaient suspendus au porte-manteau du vestibule.
    - Tiens ! poursuivit Morovitchi, qu'est-ce qu'il y a dans ma poche ?
    Il en tira un objet menu.
    - Ca, c'est drôle ! Un domino !... Le double-six, pour préciser.
    - En effet, c'est très drôle, répétait, sur un autre ton, M. Colerette...


    A SUIVRE


    votre commentaire