• le chat de platine
    10


    Le rapide avait dépassé Avignon, où il avait pris trois voyageurs sans en laisser aucun. Les trois nouveaux venus, une religieuse accompagnant deux jeunes filles, montèrent dans la deuxième voiture, où il n'y avait qu'une seule personne. Depuis le départ, les deux premiers wagons étaient quasi vides, parce qu'il y régnait un courant d'air continuel, causé par des vitres cassées. Chose extraordinaire, l'unique personne et les trois arrivants se connaissaient.
    - Parain ! s'écria l'une des jeunes filles... Quelle chance de vous rencontrer dans ce train ! Nous étions à cent lieues de penser !...
    Ce furent des effusions à n'en plus finir. Le parrain avait une figure de bon vivant : face rubiconde, yeux saillants, petites touffes de cheveux au-dessus des oreilles. Face rubiconde : cela signifie nez rouge !... M. Colerette était à la recherche de nez rouges ! Averti discrètement par le chef de train, le détective alla examiner longuement le bon vivant du deuxième wagon. Pour cela, notre ami prit position dans le compartiment voisin et fora un petit trou dans la cloison avec la vrille de sa trousse perfectionnée.
    Pour travailler convenablement, il avait posé devant lui, sur la banquette, la valise en crocodile, avec sa chaîne et ses deux cadenas. Pour plus de sûreté, un policier armé se tenait dans le soufflet entre le deuxième et le troisième wagon.
    Pendant ce temps, M. Laitance, entreprenant Tiffon-Palamos, sollicitait de ce dignitaire une audience particulière du ras, pour lui, Laitance.
    - Nous allons arranger ça. De quel sujet comptez-vous entretenir Sa Seigneurie ?
    - Je voudrais lui exposer ma position lamentable, position qui résulte de ma rencontre malencontreuse, dans le train, avec Sa Seigneurie, avec les bandits qu'attirent ses richesses et avec les détectives que requiert leur protection.
    - Fort bien. Faites la demande d'audience sur papier ministre à trois exemplaires. Ajoutez-y votre curriculum vitae, certifié conforme par le maire de votre lieu de naissance par pli recommandé. Vous aurez une réponse dans le délai le plus bref.
    - C'est-à-dire ?
    - C'est-à-dire dans une huitaine de jours.
    - Mais c'est de la folie ! Dans quatre heures, ce rapide arrive à Marseille, où votre maître s'embarque. Je dois le voir avant, dans son wagon !
    - Je regrette. Les usages doivent être respectés et les règles ne peuvent être fléchies.
    M. Laitance leva les bras au ciel. Le ras était désormais son seul espoir. Et il ne pouvait passer outre aux prescriptions du chambellan : les policiers lui auraient barré le passage.
    Par chance, il se rappela certaine confidence que Tiffon-Palamos lui avait faite, lors de l'arrêt intempestif, provoqué par le faux spahi :
    - J'adore les pancartes officielles, les poteaux indicateurs... J'en fais collection, entre nous.
    Justement, entre Avignon et Tarrascon, le rapide stoppa quelques minutes, en attendant l'ouverture d'un signal.
    - Ne voyez-vous rien d'intéressant, sur ce talus ? demanda l'architecte de jardin, d'un petit air malicieux.
    La "merveille" était un écriteau volant, ainsi conçu :
    "Défense de circuler sur la voie ferrée. Danger".
    Ce dernier mot, écrit en rouge, sur fond mi parti bleu et blanc...
    La tentation était trop forte. Tiffon-Palamos s'assura que personne ne le voyait. Il sauta sur le ballast, alla cueillir l'écriteau et le tansporta triomphalement dans un compartiment vide, où il s'enferma pour admirer sa trouvaille.
    De son côté, M. Laitance se claquemura un moment...
    Dix minutes plus tard, le chambellan revenait dans la voiture spéciale, salué par les policiers de service, et se présentait chez le ras, qui était en train de préparer des doses de poil à gratter.
    - Ah ! ah ! mon vieux Tiffon ! Vous arrivez à pic. Je vais expérimenter sur vous ce produit amusant, que je compte employer tout à l'heure, en le glissant dans le cou des notabilités qui viendront me saluer de la part du préfet des Bouches-du-Rhône.
    Riant déjà de cette excellente plaisanterie, le seigneur abyssin leva les yeux, et poussa un profond soupir :
    - Par le ciel constellé ! Que vous est-il arrivé, mon pauvre Momosse ?... Vous avez soudainement rapetissé et grossi ?
    - Que le noble ras me pardonne, fit une voix qui n'était pas celle de Tiffon-Palamos. Pour parvenir jusqu'à Votre Seigneurie, je me suis fait la tête de votre chambellan.
    - Ah ça, par exemple !... C'est qu'en effet, de ce côté-là, vous lui ressemblez bigrement.
    - N'est-ce pas ?... Le travail est réussi. Vous vous y êtes trompé vous-même. Maquillage et déguisement, c'est ma spécialité. Mon violon d'Ingres, en quelque sorte.
    - Qui êtes-vous ? hurla le ras, en reculant vers la fenêtre. Comment s'appelle l'insolent ?...
    - Charles-Ferdinand Laitance, architecte de jardin.
    - Que voulez-vous ?
    - Hélas ! j'avais un projet, un projet mirifique : l'aménagement floral du Sahara. Les voleur qui poursuivent Votre Seigneurie ont dérobé mes plans, ainsi que les lettres de recommandations sans lesquelles je ne pourrais entreprendre une telle oeuvre.
    - Ah ! c'est vous le faux suspect !... Approchez, que j'examine votre grimage... Epatant ! Remarquable !... Je vous nomme directeur de ma troupe d'opéra.
    Le chambellan véritable, revenant un peu plus tard à sa place dans le wagon spécial, y trouva M. Laitance qui, en un tournemain avait repris son apparence ordinaire, s'installait en chantonnant.
    - Pas besoin de demande sur papier ministre à trois exemplaires ! ricana le nouveau directeur. Je fais partie de la suite officielle.
    - A quel titre ?
    - Au titre de l'opéra. Mais je dessinerai des jardins anglais à mes moments perdus.
    Marinon, se réveillant, disait à Jean-Jacques :
    - J'ai la solution de ton problème.
    - Ma vieille, je n'en attendais pas moins de toi.
    A cet instant, le convoi ralentit de nouveau, s'arrêta. Les voyageurs se mirent aux fenêtres. Le chef de train courait le long des wagons et gémissait :
    - Mon Dieu ! Quel malheur ! Nous avons perdu la locomotive !

    A SUIVRE


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