• le chat de platine
    6


    Ce soir-là, la Gare de Lyon présentait un aspect inaccoutumé. Le quai qui donnait accès au rapide de Marseille était gardé par la police. Pour traverser le barrage, il fallait montrer patte blanche, et tous les voyageurs étaient fouillés. C'est que le ras Lipari-Mahonen, accompagné de sa suite et de ses trésors, prenait le train de luxe à destination de Marseille, et que l'Autorité veillait à la protection de ce haut personnage.
    Pendant que le Grand Chambellan marquait les places dans le wagon-lit et le wagon restaurant réservés à Sa Seigneurie, celle-ci surveillait elle-même, près du fourgon de queue, l'embarquement des vingt boîtes qui contenaient son petit chemin de fer électrique. Quant aux bijoux, et spécialement au Chat-de-Platine, ils étaient confiés à la garde exclusive de M. Colerette, lequel les avait placés dans une valise achetée tout exprès. Cette valise, en peau de crocodile, et fermée par une serrure à secret était doublée de mailles et reliée par une chaîne d'acier à la ceinture du détective, laquelle portait la même serrure. Pour voler cette fois la "Merveille de Gondar", il aurait fallu scier notre ami par le milieu !...
    Pendant qu'il s'affairait dans son compartiment-lit, Marinon et Jean-Jacques soustrayaient la pauvre Sidonie à la curiosité excessive des services d'ordre.
    - On m'a dit de fouiller tout le monde ! disait un argousin mal luné en tendant la main vers le cabas de la vieille bonne et vers le panier d'où sortait la tête du canard.
    - Nous faisons partie de la suite de Sa Seigneurie, objecta Ygrec.
    Et Sidonie, défendant farouchement son quant-à-soi :
    - Vous feriez mieux de regarder de près certains quidams qui ont des airs d'avoir deux airs !
    Cette expression visait visiblement un voyageur qui venait de s'engager sur le quai et qui, en effet, avait des allures inquiétantes. Petit, ventru, l'oeil tragique, les cheveux longs et épars, il disparaissait presque tout entier sous une cape et sous un chapeau de bandit calabrais. Au commissaire de police, qui lui demandait de décliner son identité, il répondit en baissant les yeux :
    - Charles-Ferdinand Laitance, architecte de jardins.
    Dans un grand carton de dessinateur, que cet olibrius portait sous le bras, on découvrit d'innombrables croquis, parfaitement indéchiffrables, avec des annotations mystérieuses.
    - C'est un projet d'aménagement du Sahara, murmura notre homme en rougissant.
    On le laissa passer, et il s'installa dans la dernière voiture. Mais M. Colerette, qui suivait les opérations de son quartier général, se promit bien de le tenir à l'oeil.
    Pendant ce temps, Marinon et Jean-Jacques échangeaient à voix basse quelques considérations :
    - As-tu résolu le problème que je t'ai proposé avant-hier, avant que tu ne t'endormes ?
    - Il était résolu au réveil ; ce qui se rapproche le plus du platine, quant à l'apparence, c'est un bloc de plomb recouvert d'un mélange d'argent et d'étain.
    - Bon, le renseignement nous sera bientôt très utile.
    Marinon bâillait largement :
    - Je me demande, dit-elle, si j'ai sommeil ou si j'ai faim.
    - L'un et l'autre, sans doute, ricana Ygrec. Mais avant de t'abandonner à tes penchants bien connus, veux-tu récapituler avec moi les éléments recueillis jusqu'ici au sujet de la bande internationale contre laquelle nous luttons ?
    - C'est très simple. Nous connaissons l'un des membres de cette bande, le sieur Jocast. Nous savons quel nom de guerre emploie, vis-à-vis de ses complices, le chef de cette bande : "Monsieur Douze". C'est à peu près tout.
    - Il y a aussi des questions qui se posent : Comment ce Monsieur Douze s'y prend-il pour faire parvenir à ses complices ses avis et instructions sans attirer l'attention de quiconque ? Qui a glissé sous notre porte, à Saint-Germain, un billet de menaces ? Que siginfie le domino trouvé, à l'Hôtel Impérial, dans le tiroir du pseudo-secrétaire ?
    - Ah, oui, le Double-Six !... Qu'a dit Vise-à-gauche en le trouvant !
    - Il a dit : "Ce n'est qu'un domino".
    - Je le reconnais bien là !
    Les deux enfants se mirent à rire. Dans le compartiment voisin, numéro 2, la vieille bonne plus ahurie que jamais, donnait la pâtée au canard. M. Colerette occupait le numéro 3, avec le Chambellan Tiffon-Palamos. Le numéro 4 était réservé au ras, et les quatre compartiments suivants, aménagés en salon, cloisons démontées, servaient de corps de garde à une escouade de policiers armés, dont deux se tenaient en permanence dans le couloir, à la porte de Sa Seigneurie.
    Le wagon spécial se trouvait au milieu du train, il était suivi, vers l'arrière, du wagon-restaurant et de quatre voitures; précédé, vers l'avant, de cinq voitures et d'un tender. Les voyageurs étaient au nombre de cinquante-deux; et l'on comptait parmi eux deux parlementaires français, avec leur famille, un marquis italien, un célèbre boxeur nord-africain, un banquier londonien avec sa femme, une jeune dame belge, très élégante, et le singulier M. Laitance, architecte de jardins...
    Au moment du départ, le ras appela tout son monde aux portières :
    - Observez attentivement les manoeuvres des signaux, ordonna-t-il. Vous me ferez un rapport qui me servira pour la manipulation de mon petit chemin de fer électrique.
    Momosse, M. Colerette, la précieuse valise à la main, Jean-Jacques, Marinon, la vieille bonne et même Colonel quittèrent donc un moment leurs places respectives, jusqu'à ce que le rapide eût pris de la vitesse, à la sortie de Paris. En reprenant leurs places, ils trouvèrent, chacun à la sienne, une petite boîte cubique munie d'un bouton. Ils appuyèrent sur le bouton; la boîte s'ouvrit et un diable surgit, suscitant cinq cris de surprise. A la grande satisfaction du ras, qui avait combiné cette farce pour se distraire !...
    Pendant tout le voyage, Sidonie en eût des palpitations...
    Cependant la soirée s'achevait; le train dévorait des kilomètres. A la prière du détective, chacun gagna son lit, excepté les deux policiers de faction, et l'on tamisa les lumières. Bientôt on n'entendit plus que le rythme des rails, et le cri lugubre du sifflet qui déchirait les ténèbres.
    C'est alors qu'une ombre, la face couverte d'un masque, se mit en marche le long des couloirs...

    A SUIVRE


    votre commentaire