• le chat de platine
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    - Résumons-nous, proposa M. Colerette.
    Il avait réuni dans le "cabinet secret" le ras, son grand chambellan, son secrétaire, le gérant de l'hôtel et ses garçons d'étage, triés sur le volet; plus Marinon, Jean-Jacques et leur vieille bonne.
    - Résumons-nous, Messieurs. Les incidents qui ont eu lieu dans cet appartement depuis deux jours ne laissent aucun doute à tout esprit réfléchi. Une bande de voleurs internationaux a jeté son dévolu sur le Chat de platine. Cette bande dispose de complicités qui se sont manifestées dans diverses tentatives dont je viens de déjouer la dernière. Je suis obligé, jusqu'à nouvel ordre, de vous considérer tous comme des suspects, à l'exception de sa Seigneurie le ras, bien entendu.
    Cette déclaration jeta un froid. Les deux dignitaires baissèrent la tête.
    - Il n'empêche, continua M. Colerette, que j'ai besoin de vous pour monter la garde cette nuit, sous ma haute surveillance. Car je sens que l'adversaire va déclencher avant le jour une offensive de grand style. Nous prendrons nos postes de combat dès que Sa Seigneurie sera au lit.
    Lipari-Mahonen couchant dans une vaste chambre, attenante au "cabinet secret". On y avait déjà déployé un paravent d'honneur, jeu de panneaux légers sur lesquels un peintre abussin avait représenté le panorama d'un camp militaire. Ainsi, même au sein du confort moderne, le duc de la Grande Galasserie restait fidèle aux prescriptions traditionnelles de sa caste : "Tu te reposeras au milieu des tentes de tes soldats".
    Escorté de M. Jocast, le ras se retira donc, salué de trois petites révérences par toutes les personnes présentes. Les enfants, avec la bonne, furent logés dans un petit salon où l'on plaça trois divans, et que, M. Colerette par prudence, à la dernière minute, ferma de sa propre main. Dans le salon secret, les dignitaires prirent position avec M. Colerette. Et les garçons d'étage se tinrent sur le palier, face aux dangers extérieurs.
    Vers minuit toutes les lumières de l'appartement étaient éteintes, sauf une veilleuse chez le ras et une lampe à pied posée à côté de la vitrine. Le plus grand silence régnait, troublé seulement de temps à autre, par les ronflements de la vieille bonne.
    En se retournant de la tête au pied sur son divan, Ygrec était parvenu assez près de Citrouille pour qu'ils pussent converser à voix basse. Dès lors, il n'était plus nécessaire de siffler.
    - Sais-tu ce que le voleur va tenter cette nuit ? demanda Jean-Jacques.
    - Je m'en doute.
    - Comptes-tu, pour lui barrer le passage, sur l'illustre "Vise-à-gauche" ?
    - Pas du tout, mon cher frère.
    - Penses-tu que dans ces conditions, ton cher frère ait pris les mesures qui s'imposent ?
    - J'en suis sûre.
    - Alors, dors, ma vieille... Et en dormant, tâche de résoudre le problème que voici : quel alliage de métaux peut-il, quant au poids, aux dimensions, à l'apparence, donner l'impression du platine ?
    Jean-Jacques et Marinon fermèrent paisiblement les yeux. A côté d'eux, le canard Colonel s'agitait dans son panier.
    Deux heures passèrent encore. Dans son fauteuil, M. Colerette s'assoupit un moment, entre MM. Jocast et Tiffon-Palamos, dont la respiration était peut-être un peu trop régulière... Soudain, un cri déchirant retentit.
    - C'est dans la chambre du ras ! se dit M. Colerette en bondissant.
    Le pistolet au poing, il se précipita. A la porte de la chambre, il y eut une bousculade dans la demi-obscurité, avec les dignitaires ahuris, qui couraient en tous sens. M. Colerette se fraya un passage, contourna le paravent, bondit vers le lit. Lipari-Mahonen, les yeux hors de la tête, se tenait la gorge.
    Il expliqua qu'il s'était réveillé, étouffant. Quelqu'un lui avait rabattu le drap sur la figure et commençait à l-étrangler. Comme il criait et s débattait, l'agresseur avait lâché prise. Quand le ras s'était dépétré du drap, il n'avait plus vu personne. C'est alors que M. Colerette était entré...
    Devant le lit où leur maître avait été la victime de cet attentat inqualifiable, le secrétaire et le chambellan, revenus de leur affolement, s'épuisaient en courbettes. Pendant ce temps, les deux enfants alertés par ce tapage, tambourinaient sur leur porte fermée. Leur tuteur, courroucé, vint leur ouvrir :
    - Qu'est-ce que vous voulez ? Nous n'avons pas de temps à perdre en enfantillages. Laissez-moi faire mon métier sans entraves, ou bien je ne vous prends plus jamais avec moi dans mes enquêtes !
    Sans répondre, Ygrec et Citrouille, en costume de nuit, entrèrent dans la pièce principale, autour de laquelle Jocast et Momosse tournaient en poussant des exclamations dans leur langue.
    - Un inconnu s'est introduit dans l'appartement, dit M. Colerette à ses neveux, et a tenté d'étrangler le ras.
    - A-t-il des empreintes de doigts sur le cou ? demanda Jean-Jacques d'un air distrait. Quelquefois on attaque les gens pour les tuer. Quelquefois pour les faire crier...
    - Quel avantage ? fit le "cerveau numéro un" en haussant les épaules.
    - L'avantage de jeter la onfusion, de faire accourir tout le monde. Et pêndant ce temps...
    - C'est absurde !
    Machinalement, néanmoins, il s'approcha du rond de clarté que la lampe à pied élargissait autour des barrières de barbelés entourant la vitrine. Ygrec et Citrouille échangèrent de légers sifflements. Et M. Colerette rougit jusqu'aux oreilles : le rideau d'acier était relevé; le Chat-de-platine avait disparu !...
    Ce fut, pour l'amour propre de M. Colerette, une minute extrêmement pénible. Sans conteste, on l'avait joué. Le faux attentat contre le ras n'était qu'une diversion, à la faveur de laquelle l'attaque véritable avait été menée contre l'inestimable joyau. Menée par qui ?... Personne n'était entré. Personne n'était sorti !
    - N'avertissez pas le ras jusqu'à nouvel ordre, ordonna M. Colerette. "Par chance, confia-t-il à ses pupilles, le voleur et un imbécile. Après avoir fait main basse sur l'objet, il aurait dû s'enfuir, sans hésiter. Comme il est de la maison, nous n'avons le choix dans nos soupçons qu'entre Jocast et Momosse, les garçons d'étage l'auraient laissé paser. Et l'homme se serait évanoui pour toujours, avec son butin. Non, mais quel crétin !".
    - Peut-être aussi a-t-il essayé de sortir, et n'a-t-il pas pu, objecta Jean-Jacques.
    - Ne parle pas sans réfléchir. Pourquoi n'aurait-il pas pu ?
    M. Colerette poussa la porte d'entrée : elle était cadenassée de l'extérieur...
    Appelé, le gérant vint s'expliquer à travers le panneau :
    - Hier soir, vous m'avez fait donner l'ordre de clore les deux portes : celle du pallier et celle de l'office. Et de ne pas les ouvrir avant le matin, quoi qu'il arrive !
    - Moi ? dit M. Colerette. J'ai fait donner cet ordre là ? Par qui ?
    - Par votre neveu.
    - Et vous fîtes bien ! glissa Jean-Jacques. Grâce à cette précaution supplémentaire, vous êtes certain à présent que, non seulement le voleur, mais encore l'objet volé, sont quelque part dans l'appartement. Les retrouver, pour vous, ne sera dès lors qu'un jeu d'enfant. C'est admirablement combiné.
    - N'est-ce pas ! se rengorgea M. Colerette.

    A SUIVRE


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